Docteur Klein, pouvez-vous nous parler
de l'état physiologique du corps quand on se trouve dans l'écoute? Quand
l'objet revient à la vision, sommes-nous dans une détente profonde?
Le corps doit être complètement libre de
toute anticipation et de toute attente, libre de tout relent de passé.
Il doit être complètement détendu. Aussi, pour parvenir à une
compréhension, à une expérience d'écoute, nous devons d'abord prendre
notre corps comme un objet d'observation. Au moment où nous prenons
notre corps comme un objet d'observation, nous voyons que nous n'avons
connaissance que de certaines parties de notre corps et qu'il peut être
extrêmement ardu de percevoir la totalité de notre corps. Dans ces
parties, il y a contraction, lourdeur et réaction. Aussi au moment où
notre corps devient un objet d'observation innocente— et par innocente
je veux dire que l'observateur est libre de toute attente, libre de
toute mémoire— alors, dans cette observation innocente il n'y a nulle
place pour un «je», pour un «moi», qui sont à l'origine des réactions et
de la lourdeur. Il n'existe plus désormais de complice pour maintenir
des contractions dans le corps et elles disparaissent. Nous parvenons
ensuite à un ressenti global de notre corps, une sensation de vacuité.
Ce que nous appelons observation inconditionnée, regard innocent,
concerne un corps affranchi de toute impulsion de prendre, de saisir.
Quand nous écoutons réellement, sommes-nous libre de toute tension?
Oui, dans cette écoute du corps, toute
tension s'évanouit et nous parvenons à un corps inconditionné. Vous vous
libérez de tous les résidus du passé. Dans l'observation innocente, il y
a acquiescement. Vous ne pouvez jamais observer quelque chose, quand
vous ne l'acceptez pas; il doit donc y avoir, en premier, acceptation.
En acceptant votre souffrance, votre souffrance se modifie. Seul un
objet peut éprouver de la souffrance, et vous n'êtes pas l'objet, vous
en êtes l'observateur. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de souffrance mais
elle est réduite à son aspect le plus simple, le plus fonctionnel. Quand
vous résistez psychologiquement, vous êtes un complice de la
souffrance. C'est seulement en acceptant que le corps se prend en
charge, parce que l'origine du corps est la santé, l'origine du corps
est la perfection.
Docteur Klein, pouvez-vous dire quelque chose à propos de tout ce que nous voyons comme une projection?
Généralement nous pensons qu'un objet
existe hors de nous-même, qu'il a une existence indépendante, mais c'est
seulement une croyance. Ce n'est basé ni sur une expérience ni sur un
fait. Le prétendu objet qui serait à l'extérieur de nous a besoin de la
conscience pour être perçu. La conscience et son objet ne font qu'un.
C'est vous qui créez, projetez le monde d'instant en instant. Quand le
corps s'éveille le matin, au même instant le monde s'éveille. Vous
projetez le monde; c'est bien vous qui créez le monde d'instant en
instant.
Est-ce que vous voulez dire que
l'action crée le monde tel que nous le voyons, de telle sorte que
lorsque je m'éveille le matin et que je vois la chambre et ce qui s'y
trouve, la chambre existe seulement quand je m'éveille?
D'abord, quand vous vous éveillez, vous ne
voyez pas la chambre, vous ne voyez que votre mémoire. Vous voyez un
angle du plafond et vous dites: «Je suis dans une chambre», mais c'est
seulement la mémoire que vous projetez et que vous appelez chambre.
Votre vision n'est que fragmentaire. Ce que vous nommez votre
environnement est constitué par au moins 80% de mémoire. Quand votre
écoute est globale, chaque instant est neuf, sinon il ne s'agit que de
répétition. Aussi longtemps que durera le réflexe de vous prendre pour
quelqu'un, vous ne verrez que des fragments, et le regard que vous
porterez sur votre environnement ne pourra être que fragmentaire. C'est
la vision fragmentaire qui crée un problème; sinon il n'y a pas de
problème. C'est vous seul qui créez le problème.
Est-ce que cela veut dire que toute relation sera entachée d'un problème?
Absolument. (Rire)
Parce qu'une véritable relation est une
non-relation. Par non-relation, j'entends: «Etre libre d'être
quelqu'un». Quand vous vous prenez pour une personne, vous ne pouvez
voir qu'une personne. Mais quand vous vivez dans l'absence de tout ego,
vous ne pourrez voir chez autrui, que l'absence de la personne. C'est
dans cette non-relation que se trouve la véritable relation; sinon, il
n'y a qu'une relation d'objet à objet, de personne à personne, et c'est
une source de conflit. Quand vous vous prenez pour une personne, vous
vivez dans l'insécurité, étant donné que cela demande un effort pour
maintenir en vie la personne, car la personne ne peut exister en dehors
de situations: elle est constamment en défense contre l'absence de
situations. Enormément d'énergie est gaspillée dans la création de
situations, c'est-à-dire dans la création d'une fausse continuité.
Comment se débarrasser de la personne?
Voyez que vous vous prenez pour quelqu'un.
Voir est très facile, mais s'en débarrasser est très difficile...
Voir n'est pas prendre mentalement note,
cela implique que vous voyiez avec autre chose que votre seule pensée,
que vous constatiez comment la vision agit sur vous. Vous devez donner
du temps à la vision. Après avoir pris note, ne vous précipitez pas,
mais habitez la vision assez longtemps pour prendre conscience de la
manière dont elle a agi sur vous. Quand vous voyez que pendant
quarante-deux ans vous avez créé une personne et que tout ce qui gravite
autour de vous a été vu selon l'optique d'une personne de quarante-deux
ans, il se produit un choc. Prenez note de ce choc. Il est
considérable. C'est en le percevant réellement qu'il y a transformation.
C'est seulement cette sorte de vision qui possède le pouvoir de
transformer. Sinon il n'y a que changement, et le changement n'est pas
une transmutation. Voir réellement quelque chose est une transmutation.
C'est une sorte de réorchestration de toute votre énergie. Ensuite vous
serez libre un jour de la personne, et là, dans votre absence, se trouve
la joie seule
Ainsi donc, si nous ne percevons pas véritablement quelque chose dans notre corps, cela signifie que nous ne l'avons pas vu?
Précisément.
Il est évident pour moi que
jusqu'alors, voir n'a été qu'une idée, mais le moyen de savoir que nous
avons vu c'est quand il y a cette perception dans le corps lui-même...
Oui, cela doit être perçu. Le perçu est senti, ce n'est pas un concept.
Quand les perceptions directes
demeurent intellectuelles, que l'on pense: «Je la vois, je la sens»,
mais que cette manifestation ne se passe pas sur le plan global du
corps, comment faire pour ramener la perception directe au niveau
global? Comment faire pour réellement sentir quelque chose si les
nombreuses perceptions directes que nous avons demeurent plus ou moins
dans la pensée?
Je dirais que vous devez attendre,
attendre que le connu se soit complètement résorbé dans la
non-connaissance. Si, pour comprendre un objet, vous regardez un autre
objet, le savoir reste dans le domaine du déjà connu. Mais quand vous
posez la question: «Qui suis-je? Quelle est ma vraie nature?», toute
représentation doit s'être déjà complètement dissoute dans l'être.
Ainsi nous pouvons nous dire: «J'ai eu
une perception directe, mais elle n'a pas changé ma vie, elle est
purement intellectuelle», et ensuite nous devons revenir à cette
perception physique, au lâcher-prise et à la détente?
Oui, quand vous disposez d'une représentation globale claire, elle agit sur vous, elle agit sur la totalité de votre corps.
Comme quand on devient soudain conscient d'une tension et que la tension disparaît?
Bien sûr, si vous allez chez un
psychanalyste, il vous dira que le relèvement de l'épaule est une
réaction psychologique. Mais ceci n'est qu'une explication. Pour
réellement comprendre la tension, vous devez sentir votre épaule; votre
épaule doit être une sensation. Vous écoutez la sensation et vous
observerez alors que votre épaule tombe, de plus en plus bas, et finit
par atteindre sa position juste. Vous verrez que lorsque votre épaule
est complètement relâchée, vous serez libre de toute angoisse. Aussi
n'est-il nullement nécessaire de savoir pourquoi l'épaule s'élève. Il
est seulement besoin de noter le moment où elle se relève, et elle
s'abaissera naturellement. C'est une expérience organique. Une fois que
vous aurez expérimenté la position juste, vous en aurez la mémoire
organique et aussitôt vous percevrez la différence entre une épaule
relâchée et une épaule relevée. A partir du moment où vous voyez que,
chaque jour, vous vous prenez pour quelqu'un, que vous vous identifiez à
votre intelligence, à vos capacités, à vos talents, à votre
personnalité, et que vous affrontez le monde et votre entourage du point
de vue de cette personnalité —quand vous voyez réellement quel non-sens
il y a de vous prendre pour quelqu'un que vous n'êtes pas réellement—
alors cette personnalité disparaîtra, vous pouvez en être certain. Un
jour vous serez libre de l'ego, soudainement libre; être soudainement
libre de l'ego, c'est une illumination subite. Mais quand cela se
produit, prenez-en note sans interpréter, sans chercher à justifier.
Quand la pensée entre en jeu, vous ne pouvez jamais parvenir à une
transformation; ce n'est pas la pensée qui voit, c'est la conscience.
C'est un séisme extraordinaire quand vous voyez, pour un instant, que
vous vous êtes pris pour M. Smith ou M. Dupond pendant quarante-deux
ans, que votre personnalité est une totale fabrication, un néant, une
ombre! C'est un extraordinaire séisme!
Et après, Dr Klein?
Après cela, vous vous goûterez quelquefois
vous-même dans votre absence. Vous percevrez réellement votre véritable
présence dans cette absence...
Vous avez parlé du relâchement de
l'épaule à titre d'exemple, et l'on observe de pareils phénomènes quand
on relâche la pensée. On remarque un point où l'on se décharge d'une
quantité de choses mais il y a une peur fantastique d'éliminer l'ultime
petit morceau. Il y a encore le désir de connaître, et ce désir arrête
cette élimination. Pourriez-vous nous parler de cela?
Vous ne pouvez jamais séparer la pensée du
corps, le corps de la pensée. La peur et l'angoisse que vous ressentez
quelquefois, c'est dans votre corps-pensée que vous les percevez
d'abord; mais quand vous les sentez, vous les transposez ordinairement
sur un plan conceptuel et vous dites: «Je suis dans un état de peur".
Dire cela, c'est faire intervenir la mémoire, le concept de peur; vous
n'êtes pas en contact avec la sensation véritable. Aussi
affranchissez-vous du concept de peur et n'ayez en face de vous que la
perception, mais une perception non conditionnée, nue, débarrassée de
toute anticipation, de toute attente.
«Non conditionné» semble être le mot
clé. Quand il y a un désir permanent de cette réalité supérieure, ce
désir fait que la perception est conditionnée, n'est-ce pas?
Oui. Essayez de trouver en vous-même cet
état sans désir. Regardez comme le fait un scientifique, sans
interpréter, sans comparer, sans justifier. Revenez chaque fois à cette
pure perception. Nous en savons très peu sur la perception pure, parce
que nous la rendons tout de suite psychologique, nous en faisons une
conception. Quand je dis de la voir, cela veut dire la voir sans
interprétation, d'être face à elle, à elle seule.
Vous voulez dire sans choix?
Oui, sans choix, sans sélection.
Je veux dire, dans mon cas, qui choisit de venir ici au lieu d'aller au cinéma?
Je n'en suis pas si sûr! ( Rire )
Moi non plus!
J'aimerais que vous scrutiez plus
attentivement ce qui vous pousse à venir ici. Regarder la motivation qui
vous conduit à venir ici peut considérablement réduire votre
consommation d'essence! Vous pouvez faire face à la question
immédiatement, dans votre salon. Peut-être est-ce un manque de paix, un
manque de bonheur. Si c'est un manque de paix, peut-être pouvez-vous
affronter, dans l'instant même, la sensation qui vous rend nerveux.
Faites face à la perception à ce moment-là, faites face à l'absence de
paix et de bonheur, et vous vous découvrirez vous-même, non dans
l'objet, le manque ou la nervosité, mais dans la vision elle-même. Vous
êtes le sujet ultime, le sujet de tous les objets. Des milliers et des
milliers d'objets existent et changent, mais vous êtes l'unique sujet
ultime qui ne peut jamais devenir un objet —aussi, soyez-le; c'est là
qu'est votre liberté. Quand vous verrez cela réellement, vous serez
frappé par l'évidence qu'il n'y a rien à atteindre, rien à acquérir. Si
quelqu'un vous déclare que vous pouvez apprendre quelque chose ou
obtenir une perception directe grâce à une technique ou un système,
passez votre chemin. Tout cela vous détourne de la vision réelle. Rien
n'est à acquérir de ce que vous êtes, parce que vous l'êtes. Tenter de
l'acquérir vous en éloigne, car c'est ce qu'il existe de plus proche de
vous. Avant que votre corps ne s'éveille le matin, vous l'êtes. Il est
suffisant de savoir que les états de veille, de rêve, de sommeil profond
sont en vous. Ce qui est derrière tous ces états est votre vraie
nature, votre vrai visage; c'est le visage même que vous aviez avant
votre naissance, et c'est le visage même qui demeure après votre mort
physique. Mais l'important est d'intégrer cela sciemment.
Je ne connais pas ce moment dont vous
parlez, avant que la pensée ne s'éveille. Je sens que je vais d'un
sommeil profond ou d'un état de rêve inconscient à un état de veille
«normal».
Il est des moments où le corps n'est pas
totalement corps, où le monde n'est pas complètement monde, aussi restez
dans cet effluve de sommeil profond, soyez complètement à l'unisson
avec lui. Ne forcez pas votre corps-pensée à travailler ou à s'éveiller,
ne forcez pas le monde à être monde. Vous découvrirez, quand vous ferez
réellement cela, que la totalité de votre journée conservera le parfum
du sujet ultime que vous êtes.
Donc, toute la question est de demeurer avec ce parfum avant que le corps-pensée ne s'éveille?
Oui, mais vous ne pouvez faire intervenir
la volonté. Au moment où vous la percevez, restez complètement accordé à
cette sensation; vous ne pouvez jamais la garder, c'est elle qui vous
garde.
Dr Klein, comment peut-on s'acquitter de ses tâches quotidiennes s'il n'existe ni personnalité ni ego?
C'est dans votre absence que vous
percevrez votre réelle présence. Tout ce qui apparaît dans votre vie est
comme ce qui se produit sur une scène mais vous ne vous identifiez pas à
l'acteur qui est sur scène, vous demeurez simplement dans la salle,
vous êtes le témoin. La vraie joie n'a lieu que lorsque vous êtes le
témoin de tout ce qui apparaît et disparaît. Alors vos relations
changeront complètement, parce qu'alors il n'existe aucune personnalité à
laquelle vous identifier. La personnalité est un très bon outil, mais
vous ne vous identifiez pas à elle. Vous agissez spontanément, et cette
action n'est pas une réaction, elle est en réelle adéquation avec chaque
instant. Une action spontanée implique qu'il n'y a ni acteur, ni agent,
il y a seulement action. Il n'y a aucune entité dans le cosmos, il y a
seulement fonctionnement. Un fonctionnement sans intervention d'une
personnalité relève d'un âge nouveau.
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