Jnana yoga: Introduction par Wolter A. Keers
(Revue Être. No 1. 1ère année. 1973)
1.
La
philosophie indienne, comme on l’appelle généralement, porte parfois
dans la littérature classique le nom de Jnâna Yoga, ou, ce que je
préfère personnellement, d’Advaïta-Védanta. Cette philosophie de la
non-dualité se crée sous forme de dialogue entre l’illuminé, celui qui a
trouvé, et celui qui cherche.
L’illumination
est la profonde connaissance et la conviction inébranlable que la
création et moi-même ne forment qu’une conscience indivisible. Dans le
rêve, le monde, les sens, le corps et la personnalité sont des produits
du rêve. Le tout se joue dans la conscience, et comme les vagues ne sont
rien d’autre que l’eau, les images, y compris celles que nous appelons
« personnalité », ne sont rien d’autre que conscience. Ceci est
également vrai dans l’état éveillé : là aussi, le monde, le corps, les
sens, les pensées et les sentiments ne sont rien d’autre que conscience.
L’illuminé a déplacé son centre de gravité du corps, des pensées et des
sentiments vers cette Conscience Absolue. Lorsque quelqu’un lui demande
comment il est arrivé à ce résultat, ses réponses constituent ce que
nous regardons comme « philosophie ». L’illuminé, lui, s’en moque. Tout
comme l’homme ignorant ne ressent aucun besoin de courir les rues,
proclamant « je suis un homme, je suis un homme », l’illuminé n’a besoin
d’aucune affirmation pour vivre cette expérience que « je » ne suis
rien d’autre que la conscience absolue.
Qu’est-ce
qui nous empêche d’être sciemment ce que nous sommes ? L’idée, la
notion, le sentiment que nous sommes autre chose. Le but de toute
discipline spirituelle digne de ce nom, Sâdhanâ, n’est autre que de se
débarrasser de la fausse croyance que nous sommes un corps ou un être
limité qui pense et éprouve des sentiments, pour arriver finalement à la
reconnaissance immédiate de ce que nous sommes réellement, de ce que
nous avons toujours été et de ce que nous resterons toujours. La
structure de ce « moi » fictif, de cette personnalité, ne peut être
démasquée et comprise qu’après la rencontre de celui qui a déjà trouvé
ce que nous cherchons. Sans l’aide d’une telle personne, nous projetons
toujours notre propre niveau dans les livres : quand ils nous parlent de
l’éternité, nous nous faisons une idée de l’éternité. Cette idée
diffère autant de l’éternité elle-même que l’image que l’on se ferait de
Bombay diffère d’une véritable promenade à Bombay.
Celui
qui veut distinguer ce qu’il est de ce qu’il n’est pas doit d’abord
analyser sa notion du « moi ». Dans des phrases comme : je marche, je
m’assieds, je suis grand ou petit, mince ou gros, je travaille, je me
repose, etc., le mot « je » signifie le corps. Quand je dis : comme
c’est doux… c’est délicieux…, j’entends du bruit, je vois tel ou tel
objet, ça sent bon…, le mot « je » signifie le fonctionnement d’un des
sens. Et dans des remarques comme : je pense à … ou, je me sens triste
ou gai, le mot « je » signifie le fonctionnement de l’intelligence ou
des sentiments. Toutes ces expériences ont « je » en commun. Il est donc
clair que je ne suis pas déterminé par une de ces expériences, mais
que, par contre, le « je » est quelque chose qui s’identifie tour à tour
au corps, à une perception sensorielle, à une pensée ou à un sentiment.
Du
fait que je peux arriver à cette conclusion sans qu’on m’oblige à
croire quoi que ce soit, du fait qu’il s’agit d’une constatation
directe, il est certain que « je » suis un être conscient, car, comment
pourrais-je prétendre marcher ou m’asseoir, voir ou entendre, penser ou
sentir, si je ne suis pas celui qui connaît, qui perçoit ces différentes
activités ?
Toutes
ces choses : le corps et ses activités, les perceptions sensorielles,
les pensées et les sentiments, sont distinctes du « moi » puisqu’elles
sont « objet » pour moi qui suis « sujet ». Tous ces objets sont connus,
moi je suis leur connaisseur ; c’est l’identification avec tout ce qui
est objet et connu qui constitue l’égo. C’est sur ce « moi » fictif que
repose toute notre ignorance, tout notre malheur, c’est par cette
identification que nous tombons – au moins en apparence – dans un monde
irréel où l’amour est remplacé par la justice, où la vérité et la
plénitude cèdent à la limitation et au manque, où le bien-être est
remplacé par l’inquiétude, la peine et l’insuffisance.
Comme
un monde se présente toujours au niveau où « je » me place, le « je »
fictif trouve, crée un monde fictif, sur lequel il projette ses
complexes psychiques, son manque, sa solitude, ses désirs, etc., et
comme l’homme s’identifie au corps qu’il suppose matériel, il cherche la
solution dans un monde qu’il perçoit également comme matériel : il
croit qu’en obtenant des biens matériels il s’achète le bonheur.
Ce
phénomène d’identification que nous venons d’exposer ne se révèle pas
seulement dans la vie de chaque jour, mais également dans le rêve. Là,
aussi, nous sommes conscients de ce qui se présente à nous sous forme
d’images. Dans le rêve, on s’identifie à un corps imaginaire qui a
apparemment de toutes autres caractéristiques que le corps soi-disant
éveillé : dans le rêve, le corps vole ou passe par un mur, il peut
marcher sur l’eau, tomber dans un abîme sans être écrasé, entamer une
conversation avec un défunt, etc. Le corps rêvé et la personnalité du
rêveur diffèrent sans aucun doute de ceux de l’état éveillé. Le corps du
rêve n’existe pas pour celui qui est éveillé, et le corps de l’état
éveillé n’existe pas dans le rêve. Ni l’un ni l’autre n’existent
d’ailleurs dans l’état de sommeil profond.
Il
serait toutefois absurde d’en conclure que « je » n’existe pas vraiment
dans un de ces trois états. Personne ne s’est jamais réveillé avec
l’idée d’avoir cessé d’exister pendant un certain laps de temps, ni
d’être un homme tout à fait différent de celui qui s’est endormi la
veille.
Ce
raisonnement nous prouve une fois de plus que « je » suis autre chose
que ces corps qui vont et viennent. On pourrait dire : tout le long du
jour « je suis » avec l’état éveillé ; la nuit « je suis » avec l’état
de rêve et pendant le sommeil profond « je suis » tout court.
Ce
dernier état se révèle d’ailleurs plusieurs fois par jour. Si dans
l’état éveillé ou dans le rêve un objet se manifeste à moi, c’est
toujours moi qui en suis le connaisseur, le témoin, c’est-à-dire celui à
qui l’objet paraît. Si, par contre, il n’y a pas d’objet, comme dans le
sommeil profond, je suis « moi-même » sans aucune autre limitation.
L’affirmation
« j’existe » est une vérité absolue dont personne ne peut douter. Le
doute supposerait en effet l’existence d’un « moi » capable d’en douter.
La reconnaissance du « moi », ayant montré son vrai visage, mène vers
la délivrance de tous liens, vers la complète satisfaction et le bonheur
suprême, parce que c’est là que se découvre la vraie nature de l’homme.
Que
le bonheur ne soit pas inhérent aux objets qui semblent parfois nous le
procurer, est facile à comprendre. Il suffit de voir que l’objet qui a
pu nous combler nous est indifférent après un certain temps ; il peut
même par la suite nous causer certains ennuis ou même de la peine. La
poupée ou le train de notre enfance nous sont-ils toujours aussi chers ?
Si le bonheur n’est pas dans les objets, serait-il dans la pensée ou
l’émotion ? Là aussi la réponse est négative. Si vraiment le bonheur en
formait un élément essentiel, on pourrait facilement noter quelques
pensées qui nous comblent, que nous pourrions retrouver à n’importe quel
moment. Une attention plus approfondie nous permet d’ailleurs de voir
qu’il y a bonheur sans qu’il y ait pensée ou sentiment.
Que
« je » soit le bonheur et l’amour même se constate aisément si l’on se
demande ce qui nous est le plus cher : l’amour ou nous-mêmes ? L’amour
est cette expérience une et indivisible dans chaque être, l’harmonie
totale qui ne pourrait nous être enlevée.
C’est
pourquoi « je » suis le fond de toute existence (sat), la Connaissance
dans la compréhension (chit), l’Ultime Bonheur et la Plénitude
((ananda). Celui qui a reconnu le « moi » dans toute sa réalité, le voit
en tant que fond de toute certitude, même dans la peur, comme la
Connaissance, même dans l’Ignorance, et comme l’Harmonie, même dans les
dissonances. Comme le soleil voit sa propre lumière reflétée sur les
planètes, il se voit comme Tout dans tous, comme cet élément essentiel,
unique et invariable dans la multiplicité du monde.
(à suivre)
Jnâna-Yoga par Wolter A. Keers
(Revue Être. No 2. 1ère année. 1973)
2.
Je
suis le témoin de toutes choses, le seul percipient. Dans un texte
authentique, l’Ashtavakra Samhitâ, deux shlokas importants parlent de ce
témoin. Au chapitre 1, le guru Ashtavakra dit à son disciple Janaka « si tu veux trouver la délivrance, il faut voir le soi comme témoin de toute chose et comme conscience pure« . Au vers 7 du même chapitre, il dit « tu es l’unique témoin et la liberté même, le seul lien qui te lie est de regarder le témoin comme s’il était autre chose« .
Il
est dit que connaître est la plus importante des fonctions humaines.
Cela semble évident, quand on les passe toutes en revue, et pourtant,
c’est une erreur fondamentale. Il y a les fonctions physiques : voir,
entendre, goûter, toucher ; puis les fonctions mentales : penser et
sentir, mais connaître n’est pas une fonction et cela est une vérité
qu’il faut absolument saisir.
Observons
d’abord qu’une fonction (n’importe laquelle) ne dure que quelques
instants et qu’elle se manifeste grâce à la conscience qui est celui qui
perçoit aussi bien que la matière première. De plus, deux fonctions ne
peuvent jamais se présenter simultanément. Le fait de courir exclut
celui de penser, la conscience prend la forme d’une certaine image (je
cours, par exemple) et ensuite — jamais simultanément — d’une autre
image (l’arbre que je vois le long de la route). A ce moment-là, je suis
le témoin de l’arbre perçu.
A
la base de chaque image se trouve invariablement la conscience dont
l’image surgit et dont elle se forme. La conscience est là, avant et
après l’image, elle n’a ni début ni fin. Aucune activité fût-elle
physique, sensorielle ou mentale, ne pourrait être conçue en dehors de
cette conscience, qui en est l’essence pure. Contrairement à ces
différentes fonctions, la conscience n’a aucune durée. La conscience est
une expérience ininterrompue qui est commune à toutes ces expériences
de courte durée, elle n’a besoin d’aucun instrument pour connaître. Il
nous faut des jambes pour courir, les cinq sens pour voir, entendre,
sentir, goûter, toucher ; le cerveau pour penser ; mais le témoin est
invariablement témoin de la pensée, sans l’aide d’un instrument
quelconque.
Pour
mieux comprendre ceci, rappelons-nous qu’un objet ne peut être connu
que s’il est traduit dans les termes de la conscience. Si je me mets à
lire un récit passionnant, je n’entends pas le tictac de l’horloge. Je
ne l’entends que quand le bruit se présente comme sensation mentale,
comme pensée. Il en va de même pour les autres perceptions sensorielles.
Le monde complexe qui m’entoure n’est donc que pensées, c’est pourquoi
il n’a aucune existence autonome. Le témoin suprême ne perçoit que les
pensées, jamais la matière (dont on pourrait peut-être croire qu’elle
existe en dehors de la conscience). Cette perception ne nécessite aucun
instrument : chaque pensée est une modification de la conscience même.
La conscience et la pensée s’interpénètrent et il n’y a plus place pour
un instrument. La perception, la pensée ne pourraient subsister sans la
conscience-témoin. Qui pourrait soustraire l’humidité de l’eau, la
résistance de l’acier ? Ainsi l’Essence, la Conscience-Témoin et la
Connaissance forment un tout indissociable.
C’est
dans cette Conscience-Témoin que se manifeste de temps en temps le
corps. Par habitude et manque de perspective, j’attribue au corps cette
même autonomie que je prête aux objets. Ainsi, progressivement, je me
crée la conviction d’avoir un corps bien réel, bien déterminé auquel je
m’identifie de plus en plus. Cette matérialisation progressive est
simultanément projetée sur un monde extérieur qui devient une immense
scène sur laquelle tous les « moi, toi, nous » font vivre un corps
soi-disant solide et réel. Le fait que c’est moi qui les matérialise,
que ce sont mes sens qui font naître les formes, m’échappe complètement.
L’esprit, la conscience ne vivent pas dans le corps, comme nous le
pensons souvent, c’est le corps qui vit dans la conscience. Cette
affirmation n’est pas gratuite, elle est d’ailleurs facile à vérifier.
Ce que je connais du corps est une série d’impressions mentales.
« Moi », j’en suis le témoin.
Il
est très important de réaliser que le fait d’être témoin d’une série de
pensées n’exige aucun acte de volonté, mais qu’il s’agit plutôt d’un
témoignage gratuit.
Même
celui qui est trop fatigué pour penser, pour regarder, pour courir… est
aisément témoin de sa propre fatigue. Il ne pourrait en être autrement,
puisque la conscience, l’essence, forme notre seul et véritable être.
Tout comme l’eau est humide et ne doit faire aucun effort pour le
rester, je suis à chaque instant conscience et le témoin de tout ce qui
se présente.
La
seule question qui pourrait encore surgir est la suivante : si
connaître n’est pas une fonction, ne semble-t-il pas pour autant qu’il
s’agit d’une action produite par ce témoin ? Ne pourrait-on pas dire que
le témoin connaît, et ainsi qu’il y a dualité, qu’il s’agirait tout de
même d’une fonction. La réponse est non : témoin et conscience ne
forment qu’un.
Nous
avons vu que les images-pensées surviennent spontanément dans la
conscience, comme les vagues dans l’océan. Si l’on creuse la vague, on
ne trouve que de l’eau, si l’on dépouille l’image de sa forme, on ne
trouve que conscience. On y découvre ce Moi immuable qui n’est autre que
cette même conscience, cette même essence. Arrivé à ce point où tout
nous quitte, nous constatons enfin notre véritable identité. Dépouillé
de toute forme, je retrouve enfin mon nom, mon visage : Moi. C’est le
silence, l’absence, la plénitude. Le monde des formes surgit en moi,
j’en suis témoin dans le rêve tout comme dans l’état de veille. Le
corps, la personnalité, les perceptions sensorielles, les pensées, les
sentiments, ne sont que des images irréelles en tant que telles. Je n’ai
pas de corps, je n’ai pas de personnalité. J’en suis le témoin
immuable, ou bien, en tant que conscience, je suis leur matière
première.
Pour
qu’une chose soit vraie, elle doit l’être toujours, partout et pour
chacun d’entre nous. Les Upanishads nous le répètent maintes fois. Ce
qui vient d’être exposé répond à cet impératif. Tout homme, qu’il soit
bandit ou saint, est témoin de ses perceptions, pensées et sentiments.
Il l’a toujours été et le restera toujours. C’est pourquoi il serait
absurde de vouloir se transformer, se violer en vue de la réalisation.
La sainteté et la vérité ne sont pas nécessairement solidaires ;
l’exemple classique est celui de Valmiki, auteur du Râmâyana. Il fit une
splendide carrière de brigand.
Que
nous soyons voyou, artiste, ascète ou homme de science, nous respirons
tous le même air et tout aussi facilement. Ainsi, la vérité est
accessible à tous ceux qui veulent l’atteindre, quels qu’ils soient. « Rien
n’est plus facile, plus clair, plus évident que d’être ce que l’on est,
cet être dont la majesté est éprouvée par chaque homme, enfants et
idiots y compris« . Voilà ce que nous apprend Shankara.
Il
suffit de reconnaître ce moi unique, immuable et éternel dans chaque
être pour trouver la voie immédiate vers ce Témoin que je suis. Et il
suffit de s’identifier sciemment avec ce Témoin pour trouver, sans la
moindre peine, la liberté immédiate et totale à laquelle tout notre être
aspire.
Jnâna-yoga par Wolter A. Keers
(Revue Être. No 3. 1ère année. 1973)
3.
Bien que nous ayons les
yeux grands ouverts, nous ne voyons rien aussi longtemps que nos pensées
sont ailleurs. Absorbés par la lecture, nous n’entendons pas le bruit
des voitures qui passent. Et lorsqu’une musique nous entraîne et nous
enveloppe, nous ne voyons plus le papier-peint du mur que nous fixons,
et toute autre notion, comme par exemple celle d’être assis sur une
chaise, nous a complètement quittés. Celui qui croit que le monde
existe réellement, indépendamment de la conscience, devra certainement
admettre qu’il n’existe pour moi que lorsqu’il est traduit dans les
termes de la conscience, c’est-à-dire lorsqu’il est devenu idée,
perception consciente. Et une perception consciente est quelque chose de
mental, une manière de penser, une pensée tout court. En d’autres mots —
depuis ma naissance jusqu’à ma mort — je ne connaîtrai le monde que
dans les termes de mes propres pensées. Qu’un monde puisse exister
indépendamment des pensées est quelque chose que personne n’a jamais
expérimenté, que personne n’expérimente et que l’on n’expérimentera
jamais. C’est pourquoi il est tout à fait absurde de vouloir prétendre
qu’un tel monde existe.
Celui qui prétend
posséder un cheval à douze pattes, qui est en outre invisible, doit
probablement être considéré comme dément. Mais au fond, il n’est pas
moins étrange de persister à dire qu’un monde que personne n’a jamais
perçu et ne percevra jamais existe tout de même. La seule différence
entre l’homme au cheval étrange et la plupart des gens, c’est que le
premier est seul, tandis que les autres partagent une même opinion.
Essayons de décrire un
objet sans faire emploi des qualités sensorielles : c’est impossible. Un
objet consiste en forme, son, goût, odorat et une certaine solidité. En
supposant que nous ayons cinq autres sens, la rose qui fleurit dans
notre jardin serait tout autre que celle que nous connaissons, sans
aucun parfum ou couleur par exemple, mais avec un certain picotement de
notre sens magnétique — sens qui nous est inconnu bien sûr — mais qui
pourrait éventuellement permettre une réaction avec les minéraux que la
rose contient. Chaque fois que nous décrivons ou déterminons un objet,
nous faisons emploi de nos propres sens ; de la rose même, rien ne nous
est vraiment connu. La rose est comme le fond, la toile sur laquelle nos
sens projettent des qualités de forme, de douceur, de parfum,
d’éloignement du corps. Celui qui veut examiner ce que la rose est
réellement, doit donc se demander quel est le fond de toutes ces
qualités.
Le monde consiste en
perceptions sensorielles et les perceptions sensorielles sont des
pensées. La question qui en découle est donc : Qu’est-ce qu’une pensée ?
Il n’est pas très
difficile de répondre à cette question. Celui qui prend le temps
d’observer calmement ce qui se présente, constate que d’abord il n’y a
rien (du moins en apparence), puis vient une pensée (celle-ci peut être
une perception sensorielle, une image ou soi-disant une pensée
abstraite), puis la pensée disparaît, et ce qui reste, c’est de nouveau
rien. Mais les apparences sont toujours trompeuses. Rien ne pourrait
jaillir du néant. Le néant exclut toute pensée. La pensée se manifeste
donc dans la conscience, et non dans le néant. D’abord, il y a
conscience sans forme. C’est dans cette conscience que se manifeste une
pensée, puis la pensée se résorbe et ce qui reste c’est la conscience
seule. Ce qui sépare deux pensées ou sentiments n’est donc pas le néant,
mais la conscience même, qui n’est liée ni au temps, ni à l’espace.
Cette reconnaissance est plus qu’importante. Nous sommes habitués à
croire qu’il n’y a rien lorsqu’il y a absence de pensées ou de
sentiments, nous croyons aussi qu’il n’y a rien dans le sommeil profond.
Mais lorsque le monde disparaît, ce qui reste n’est pas le néant, mais
la conscience, l’essence même. C’est pourquoi le sommeil profond ne se
présente pas à nous comme un abîme noir et sans fond, un abîme qui nous
fait peur ou dont nous avons horreur puisqu’il serait l’absence de
nous-mêmes, la mort totale, mais bien au contraire, comme l’absorption
dans la paix même.
Le sommeil profond est
tellement essentiel que nous courons voir un docteur si le sommeil nous
manque, et que nous nous réveillons à bout de forces après une nuit trop
pleine de rêves.
Le monde n’est que
pensées. Les pensées tout comme les vagues dans l’eau apparaissent dans
la conscience, se manifestent un moment, et se résorbent à nouveau dans
la conscience. Comme la vague qui n’est que de l’eau, la pensée n’est
rien d’autre que « conscience », « essence ».
Pour revenir à l’exemple
de la rose : nous avons vu que la rose qui fleurit dans notre jardin
n’est rien d’autre que nos propres perceptions sensorielles. Qu’est la
rose en réalité ? Elle est le fond de toutes ces caractéristiques
perçues, c’est-à-dire, ce qui supporte toutes ces qualifications, ces
pensées, elle est donc la conscience même, l’essence même.
Dans le premier article
de cette série, nous avons vu que cette essence est le vrai « moi ». Il
est facile maintenant de voir que le monde qui inclut mon propre corps,
mes sens, pensées et sentiments, n’est rien d’autre que l’essence (que
je suis). Ou, l’on peut dire, je suis la « Conscience » grâce à laquelle
le monde peut se manifester. « Je suis la lumière du monde » a dit le
Christ, et « C’est grâce à la lumière de l’âtmâ que le soleil brille »
déclare l’Upanishad.
Pour le profane, celui
qui dit de telles choses peut sembler extravagant : ce n’est pas sans
raison que grand nombre de ses contemporains eurent horreur de Jésus,
et qu’ils l’accusèrent de blasphémer. C’est d’ailleurs le cas pour
certains autres. Shankara dit « Il n’est pas difficile de trouver la
vérité, mais agir de façon à plaire à tout le monde est impossible ».
Celui qui peut dire non en tant que personnalité est uni à Dieu
(synonyme de l’Absolu, l’Éternité, etc.) ; il est sans ego et, par
conséquent, l’humilité même. Toute notre vie est une expérience
ininterrompue, sur laquelle apparaissent et disparaissent, comme des
vagues sur l’eau, une chaîne quasi infinie de pensées et de sentiments
qui se manifestent et se dissolvent. Ce n’est qu’à cause de cette fausse
identification avec le corps que je crée l’illusion que le corps et le
monde « matériel » correspondant ont une existence durable. Mais au
fond, ce corps n’est lui-même qu’une image qui apparaît de temps en
temps pour de nouveau disparaître. Le corps, lui aussi, n’a chaque fois
qu’une durée de quelques instants.
Celui qui est capable de
cette reconnaissance et qui est en même temps apte à transposer son
point de gravité du corps, des pensées et des sentiments vers cet
arrière-plan qui en est la base, trouve immédiatement et sans aucune
difficulté la libération de tous liens, parce qu’il perd ainsi son
identité avec la limitation. Il sait que la création, tout comme
lui-même, est une forme de conscience. C’est ce qu’on appelle Libération
ou Illumination.